XIX
UN BATIMENT DE GUERRE
— Abattez donc d’un quart, monsieur Partridge.
Bolitho s’approcha du bord sous le vent pour examiner le Zeus qui se trouvait par le travers en tête des autres soixante-quatorze. Il leur avait fallu moins d’une heure pour remettre l’escadre en formation et pour permettre aux capitaines de se disposer en divisions. Dieu soit loué, ils avaient eu le temps d’apprendre à se connaître.
— En route au suroît, monsieur !
Partridge avait l’air fort réjoui.
Bolitho s’avança sur la dunette et laissa ses yeux errer sur son bâtiment. Comme la vue était dégagée lorsque l’Euryale se trouvait en avant-garde ! Avec sa voilure principale carguée et ses huniers brassés serré pour prendre le vent, tribord amures, il voyait l’ennemi comme s’il s’était agi d’une grande peinture de combat naval. Les dix bâtiments naviguaient dans un alignement presque parfait, leur route d’approche coupait en diagonale celle de l’escadre anglaise. Pour un œil non averti, la mer devant eux était totalement bouchée par la longue colonne. Et même pour quelqu’un de plus expérimenté, le spectacle était impressionnant.
Il se força à faire quelques pas par le travers sur la dunette silencieuse, tout en jetant de temps à autre un œil au Zeus, afin de s’assurer qu’il tenait toujours son poste sous le vent. Sur son arrière, la Tanaïs et le Valeureux suivaient à intervalle régulier, les rangées doubles des canons brillaient au soleil comme des rangées de dents noires.
La haute poupe de l’Euryale lui cachait la plus grande partie de l’Impulsif, mais il voyait tout de même ses huniers cargués et la flamme du grand mât. Il n’avait aucune peine à imaginer Herrick : solidement campé sur le pont, pieds largement écartés, yeux bleus certainement rivés sur le vaisseau amiral.
— Pensez-vous, lui demanda doucement Keverne, que les Grenouilles ont deviné ce que nous étions en train de manigancer ?
Pour la dixième fois peut-être, Bolitho essayait d’évaluer la distance entre les deux divisions. Le Zeus de Battray était environ à trois encablures, et il aperçut un éclat de couleur rouge vif : les fusiliers commençaient à grimper dans les hunes. Ils auraient bien besoin de leurs meilleurs tireurs d’élite, aujourd’hui.
— Nos divisions sont si mal constituées qu’à mon avis l’amiral français doit croire que nous ne sommes pas prêts.
Autant qu’il pense ainsi, songea-t-il tristement. Cinq bâtiments répartis en deux divisions de force inégale et qui s’approchaient de cette ligne inébranlable, tels des chasseurs qui se jetteraient sur une barrière infranchissable…
Il repensa à son propre bâtiment. Keverne avait réussi à rappeler aux postes de combat en huit minutes, en dépit de tout le reste. Dès que les tambours avaient commencé à battre le rappel, les marins et les fusiliers étaient montés rejoindre leurs postes avec la bonne volonté de gens que l’on conduit à la mort. Tout le monde se taisait, rien ne bougeait, un mouvement çà et là. Un mousse mettait du sable sur le pont pour donner meilleure prise aux servants de pièce. Fittock, le canonnier, faisait des allers et retours jusqu’à la sainte-barbe, ses chaussons de feutre aux pieds.
Les filets avaient été gréés au-dessus du pont et les suspentes de vergues mises à poste. Un fusilier gardait l’accès à tous les panneaux, pour éviter à ceux qu’effraierait trop l’horreur du combat de chercher à se réfugier dans une sécurité illusoire.
Tout paraissait net, en ordre. Les embarcations étaient à l’eau en abord ou à la remorque. Sous les passavants, les canonniers nus jusqu’à la ceinture regardaient ce qui se passait par les sabords en attendant le commencement de l’enfer.
Et ils n’allaient plus attendre longtemps. Bolitho leva sa lunette et la stabilisa sur le bâtiment ennemi qui se trouvait en tête. Il était à moins de deux milles par bâbord avant et, par conséquent, sur la route du Zeus.
La silhouette lui était étrangement familière, et c’est Partridge qui lui avait fourni l’explication : « Je le connais, monsieur, lui avait-il dit avec un intérêt tout professionnel, c’est le Glorieux, bâtiment amiral du vice-amiral Duplay. J’l’ai déjà vu une fois au large de Toulon. »
Bien sûr qu’il l’avait déjà vu, et cela ressemblait à un nouveau clin d’œil du destin. Le Glorieux sortait en effet du même chantier que l’Euryale, dont il était la copie conforme, de la pomme du mât au dernier goujon de quille. En dehors de la peinture, de larges bandes rouges entre les sabords, c’était la reproduction exacte de son bâtiment.
Il fit tourner légèrement son instrument sur la droite et se concentra sur les deux bâtiments qui occupaient le milieu de la ligne. Contrairement aux autres, ils arboraient les couleurs jaune et rouge d’Espagne et ils avaient été mis là par mesure de précaution : ils pourraient se contenter de suivre l’amiral sans devoir prendre trop d’initiatives, des initiatives qui avaient déjà coûté fort cher à leurs alliés français lors de la bataille de Saint-Vincent.
Il entendit Calvert qui murmurait quelque chose à l’oreille de l’aspirant Tothill. Lorsqu’il baissa sa lunette, il le vit fouiller fébrilement le livre des signaux, comme dans un dernier effort pour se rendre utile. Pauvre Calvert ! S’il survivait à cette journée, ce serait pour se voir arrêter et traduire en jugement dès leur arrivée en Angleterre. Les amis de Draffen ne manqueraient pas d’y veiller.
Bolitho se retourna. Pascœ se tenait sur la dunette, le poing sur la hanche, un pied posé sur une bitte. Le jeune garçon ne se rendait pas compte qu’il le regardait et ne lâchait pas des yeux la ligne ennemie.
— Si possible, dit-il à Keverne, nous essaierons de passer entre les bâtiments espagnols. A mon avis, c’est l’endroit le plus faible.
— Et le capitaine de vaisseau Rattray ? lui demanda Keverne qui observait le Zeus.
— Il fera comme il l’entendra, lui répondit Bolitho d’un ton grave.
Il revit la figure massive de Rattray et se dit qu’il n’y aurait pas besoin de le pousser pour qu’il se jette sur l’ennemi. Une seule chose importait : couper le vaisseau amiral français de ses conserves, assez longtemps pour briser la ligne et prendre l’avantage du vent. Après, ce serait chacun pour soi.
Le vice-amiral Broughton émergea au soleil et salua d’un bref signe de tête les officiers présents. Il examina un bon moment la division sous le vent, le regard empli de doute et d’inquiétude. Puis il laissa tomber :
— Je sais endurer l’enfer du combat, mais l’attente est toujours une torture.
Bolitho le regardait intensément. Il semblait plus calme, ou était-ce de la résignation ? L’amiral portait son sabre de prix et, sous sa vareuse, le cordon rouge du Bain. Était-il donc désespéré au point d’offrir une telle cible aux tireurs d’élite français ? Il se sentait envahi de pitié envers Broughton. L’heure n’était plus aux récriminations ni aux accusations. Cet homme voyait son escadre et tous ses espoirs avancer vers ce qui lui semblait être une destruction assurée.
— Voulez-vous que nous marchions un peu, sir Lucius ? Je trouve que cela aide à apaiser la tension.
Broughton l’accompagna sans un mot de protestation. Tandis qu’ils déambulaient lentement, Bolitho fit négligemment :
— Le centre de la ligne constitue le meilleur choix, sir Lucius. Les soixante-quatorze espagnols.
— Oui, acquiesça Broughton, je les ai repérés. Et l’adjoint de l’amiral est sur leur arrière.
Il s’arrêta subitement pour demander :
— Mais où diable est la Coquette ?
— Elle répare, amiral. L’Aurige également a subi trop de dommages au grand mât et à l’artimon, ils ne nous serviraient pas à grand-chose.
Broughton le dévisagea longuement, les yeux immobiles. Puis il lui demanda :
— Nos hommes vont-ils se battre ? – il leva la main. Je veux dire : se battre pour de vrai ?
— N’ayez crainte, répondit Bolitho en se détournant. Je les connais et…
— Et, le coupa Broughton, eux vous connaissent.
— Oui, amiral.
Lorsqu’il releva les yeux, la ligne ennemie s’était déployée des deux bords si bien que l’horizon semblait s’être transformé en un mur de voiles. A n’importe quel moment, désormais, l’amiral français pouvait comprendre ce qui se passait, auquel cas ils étaient battus d’avance, sans même l’avoir moindrement impressionné. S’ils avaient disposé d’un peu de temps ou, mieux encore, s’ils avaient eu la fluidité et la liberté que Broughton leur refusait avec ses exigences, ils auraient pu envoyer des signaux sans signification à Rattray et aux autres. Cela aurait pu faire croire à l’ennemi qu’ils allaient virer de bord et appliquer pour attaquer sa ligne la tactique classique que tant de gens défendaient encore. Mais, sans exercice d’entraînement préalable, un signal trompeur ne ferait que jeter leurs faibles forces dans une confusion aussi indescriptible que fatale.
A moins que… Il se tourna vers Broughton qui lui offrait son profil tourmenté.
— Puis-je vous suggérer de faire un signal général avant le signal d’engagement, amiral ?
Le cou de Broughton était pris d’un tremblement nerveux et il regardait sans ciller les bâtiments qui venaient sur eux. Il insista :
— Un signal de vous, amiral.
— De moi ? répondit Broughton en se retournant, l’air surpris.
— Vous me disiez que mes hommes me connaissaient, amiral. Mais il s’agit de mon bâtiment, ils connaissent ma façon de faire et j’ai essayé de comprendre la leur – il lui montra le Zeus. Mais ces bâtiments-là, ce sont les vôtres, et aujourd’hui leur sort dépend de vous.
— Non, je ne peux pas, répondit Broughton.
— Me permettez-vous, amiral ?
C’était Calvert.
— Le signal pourrait dire : « J’ai confiance en vous. »
Et il s’empourpra, tandis que Keverne s’approchait de lui. Le second lui donna une grande claque sur l’épaule :
— Par Dieu, monsieur Calvert, je n’aurais jamais cru que vous ayez autant d’imagination !
— Si vous pensez vraiment… concéda Broughton en pinçant les lèvres.
Bolitho fit signe à Tothill.
— Je le pense, amiral. Maintenant, envoyez-moi ce signal à bloc sans traîner. Nous n’avons guère de temps.
Et il vit bientôt des optiques de lunette qui leur renvoyaient le soleil : à bord du Zeus, les officiers observaient l’envolée de pavillons qui jaillissait aux vergues de l’Euryale.
Un grondement de feu le fit se retourner : le bâtiment amiral français venait de tirer, les longues flammes orange jaillissaient des pièces, l’une après l’autre. Le vaisseau entamait une première et lente bordée contre l’escadre qui arrivait. Comme leur axe d’approche était incliné, la plupart des coups ne portaient pas, et il vit des boulets ricocher sur les crêtes avant d’envoyer de grandes gerbes d’écume très loin derrière la division sous le vent. La fummée montait du côté de l’ennemi en grosses volutes brunes, et ils finirent par ne plus voir du Zeus que ses têtes de mât.
Broughton avait la main crispée sur la garde de son sabre et son visage était tendu. Un second français commença à tirer et le boulet traversa le hunier de misaine avant de tomber plus loin dans l’eau.
— Écoutez, amiral, fit Bolitho sans autre commentaire – il se porta du côté de l’amiral. Les entendez-vous ?
On entendait, dominant, quoique faiblement, le vent et les échos mourants de la canonnade, des cris d’enthousiasme, déformés et confus, comme si les bâtiments eux-mêmes avaient donné le ton. Les hommes se passaient le mot d’une pièce à la suivante, d’un pont à l’autre, et les hommes de l’Euryale se joignirent au concert, de leurs voix graves et caverneuses. Quelques servants de neuf-livres, sur le pont principal, reculèrent un peu pour faire de grands gestes à Broughton, qui restait là, aussi immobile qu’une statue, les épaules raides, le visage impassible.
— Vous voyez, amiral, lui dit doucement Bolitho, ils ne demandent pas plus.
Mais il se détourna en entendant Broughton répondre :
— Dieu me vienne en aide !
D’autres bâtiments se joignaient au tir à présent, les boulets commençaient à passer près et il aperçut plusieurs trous dans les voiles du Zeus qui tenait imperturbablement son cap dans la fumée.
Broughton annonça d’une voix ferme :
— Je suis paré, donnez l’ordre d’engagement à l’escadre.
Mais avant de se précipiter à la lisse, Bolitho vit que les yeux de l’amiral brillaient sous le choc ou la surprise d’avoir entendu ces clameurs ferventes. Tous ces cris pour un malheureux petit signal de rien du tout et qui prenait tant de signification au seuil de la mort.
— Envoyez le signal, monsieur Tothill, lui cria Bolitho – et à Keverne : Du monde aux bras, il faut que nous gardions notre poste par rapport au Zeus jusqu’au dernier moment.
Les tirs s’amplifiaient au-dessus du triangle d’eau qui les séparait et qui se rétrécissait sans cesse. Il sentit le pont trembler, un coup au but. Meheux passa derrière les pièces de l’avant, sabre au clair, et dit quelques mots à ses équipes, totalement absorbé par ce qu’il avait à faire.
— Paré, monsieur !
Bolitho leva la main, lentement, très lentement.
— Paré à virer, monsieur Partridge !
Son épaule lui faisait mal, la tension sans doute.
— Envoyez !
Les signaux s’affalèrent tous à la fois des vergues de l’Euryale et, tandis que les hommes se jetaient sur les bras, la roue commença à grincer, luttant contre la résistance des drosses ; il vit la ligne française s’ouvrir comme un portail, passer devant le boute-hors jusqu’au moment où l’Euryale se trouva en route perpendiculaire.
Un rapide coup d’œil lui apprit que le Zeus menait sa ligne et que sa division avait exécuté l’ordre. Ses voiles faseyaient violemment, les boulets continuaient de lui arriver dessus. Mais au lieu de voir venir sur eux un ensemble resserré de bâtiments, les canonniers français avaient désormais affaire à des cibles beaucoup plus étroites. Leurs pièces finirent par se taire, les deux lignes anglaises venaient sur eux sans broncher, encore que, après son large virage sur la droite, l’Euryale se retrouvât une bonne longueur sur l’avant du Zeus.
Bolitho dut s’accrocher à la lisse lorsque la fumée monta en tourbillonnant des pièces. Du métal passa au-dessus de la dunette, une manœuvre ou une poulie désemparée tombait çà et là dans les filets de protection.
— Paré !
Il s’essuya les yeux, la fumée tourbillonnait au-dessus du pont ; il vit un mât de hune comme détaché sur bâbord avant. Le pont tressaillit, d’autres boulets s’enfonçaient dans la coque et il se souvint soudain du jour où il avait expliqué à Draffen la supériorité de la construction navale française. Pensée macabre, ledit Draffen reposait en bas dans le noir paisible d’un tonneau d’alcool, alors qu’eux se préparaient à se battre et à mourir.
Il s’approcha des filets en voyant une petite tache de couleur surgir au-dessus de la fumée : le pavillon espagnol, qui flottait au bout de la corne. Il sut alors qu’il avait convenablement calculé son angle d’approche.
— Tous les ponts, parés !
Il vit les aspirants se précipiter vers les panneaux, il imaginait Weigall et Sawle en bas, dans leur univers de pénombre, les grosses gueules qui luisaient dans les sabords grands ouverts.
Meheux faisait face à l’arrière, les yeux rivés sur la dunette. Il s’était mis au portez-sabre, comme à la parade.
Bolitho, dans un sursaut angoissé, porta sa main à la hanche :
— Mon sabre !
Allday accourut :
— Mais, capitaine, vous ne pouvez pas vous en servir !
— Allez me le chercher !
Se tâtant toujours le côté, Bolitho s’émerveillait de cette valeur stupide qu’il accordait au fait de porter son sabre. Et pourtant, oui, cela avait de l’importance à ses yeux, même s’il ne pouvait l’exprimer clairement.
Il attendit qu’Allday eût fini d’attacher son ceinturon pour lui lancer :
— Peu importe de quelle main je le manierai, je risque d’en avoir besoin !
Et le maître d’hôtel regagna son poste près des filets, les yeux toujours fixés sur lui. Tant qu’il avait son coutelas, le capitaine n’aurait pas besoin de son bras, il pouvait le jurer.
Un nouveau bruit les fit se tourner vers les hauts, mi-hurlement, mi-sanglot. Comme un esprit dément, l’objet passa par-dessus leur tête et disparut dans la fumée.
— Boulets à chaîne, fit Bolitho.
Les Français essayaient souvent de démâter ou de désemparer l’ennemi chaque fois que cela était possible, là où les canonniers anglais visaient la coque afin de causer suffisamment de dommages et de créer assez de carnage pour contraindre l’adversaire à la reddition.
La fumée rougeoyait, il entendait des cris sur le château. Les boulets à chaîne rugissaient, de plus en plus nombreux, au-dessus des caronades, et venaient faucher les haubans et le gréement comme de l’herbe.
Une forte rafale de vent chassa la fumée d’un bord. Le feu du canon roulait toujours d’un bout à l’autre de la ligne et Bolitho vit le soixante-quatorze espagnol le plus proche à moins d’une demi-encablure sur bâbord. Juste avant que la fumée envahît de nouveau la mer, il eut le temps de l’admirer. Le vaisseau brillait de tous ses feux sur l’eau, avec ses sculptures dorées et son élégant tableau qui réfléchissait la lumière. Des éclairs de mousquets jaillissaient de sa poupe surélevée.
A tribord, le second espagnol était légèrement sorti de la ligne. Le foc et le hunier de misaine battaient furieusement, et son capitaine se démenait pour essayer d’éviter le trois-ponts qui surgissait devant lui.
Il se retourna vers Broughton : l’amiral n’avait pas changé de posture. Il se tenait là, immobile, les bras le long du corps, comme s’il était trop atteint pour seulement remuer.
— Amiral, mettez-vous ailleurs ! – il lui indiqua le bâtiment le plus proche : Il y a des tireurs d’élite dans les parages, ce matin !
Comme pour authentifier ses dires, plusieurs éclis arrachés du pont se mirent à voler comme plume au vent et un homme s’effondra en hurlant près d’une pièce, atteint d’une balle en pleine poitrine. On le tira de là malgré ses cris et ses protestations : la douleur ne l’empêchait pas de deviner ce qui l’attendait dans l’entrepont.
Broughton sortit enfin de ses rêves et commença à arpenter la dunette de haut en bas. Il ne jeta pas même l’ombre d’un regard au cadavre tombé de la grand-vergue qui rebondit sur les filets avant de passer par-dessus bord. On aurait dit qu’il était au-delà de la peur ou de toute sensation, qu’il était quasi mort.
Les boulets continuaient de percuter la coque. La fumée s’éclaircit un peu, et Bolitho vit l’espagnol, son tableau aligné dans l’axe de l’artimon. Ils étaient en trahi de traverser la ligne, si bien qu’il fut presque agacé du constat. Il s’accrocha à la lisse pour tenter de se faire entendre par-dessus tout ce vacarme.
— Les batteries des deux bords, monsieur Meheux ! Faites passer !
Pestant et jurant, il essaya de tirer son sabre de la main gauche, mais il n’y avait rien à faire.
— Attendez, monsieur, laissez-moi faire.
C’était Pascœ.
Bolitho saisit la garde ouvragée et lui répondit d’un sourire.
— Merci, Adam.
Se faisait-il la même réflexion que lui, à cet instant précis ? Que ce vieux sabre serait un jour le sien ?
Il le leva au-dessus de sa tête. Le soleil joua sur la lame superbe avant de disparaître dans la fumée qui envahissait le bord une nouvelle fois.
— Dès que vous êtes en vue ! – il compta les secondes. Feu !
Le vaisseau fut pris d’une terrible secousse. Pont après pont, une pièce après l’autre, les bordées meurtrières éclatèrent des deux bords. Il entendait le grondement des espars qui tombaient, des cris brefs au milieu de la fumée : leur adversaire le plus proche avait été durement touché. Et ce n’était qu’un début. Les batteries basses de trente-deux couvraient tout le reste de leur rugissement et le recul ébranla la coque jusqu’à la quille. Leur tir à double charge vint ravager les deux bâtiments avec une précision qui ne leur laissait aucune chance. Celui qui se trouvait à tribord avait perdu son mât de hune et son perroquet de fougue, des amas de toile traînaient le long de la muraille comme des ordures. Quant au deux-ponts le plus proche, il dérivait sous le vent, incapable de gouverner. Tout le gouvernail était parti, l’arrière béant ouvert au soleil comme un grand trou noir. Ce qu’avait pu faire la bordée dans l’entrepont n’avait plus d’intérêt.
Une forme incertaine se dessinait près de l’autre espagnol, Bolitho se dit que ce devait être l’amiral adjoint. La batterie basse de l’Euryale avait déjà rechargé, elle balaya l’avant du français avant qu’il eût le temps de s’écarter de sa conserve. Ses canons continuaient de cracher du feu et de la fumée, mais il savait bien qu’il tirait sans faire trop attention au pointage.
— Paré à virer, monsieur Partridge !
Ils étaient passés. Le soixante-quatorze désemparé se perdait déjà dans la fumée et il y avait désormais un énorme trou dans la ligne avant celui qui occupait le troisième poste.
Les vergues craquaient, des voix appelaient au milieu du tonnerre des canons. L’Euryale commença à virer lentement pour suivre la ligne ennemie. La différence était étonnante : avec l’avantage du vent pour eux, l’ennemi était toujours gêné par la fumée. Il poussa un soupir de soulagement lorsque le pont fut dégagé : mâts et vergues étaient toujours là. Les voiles étaient constellées de trous, et il avait plusieurs tués ou blessés. Quelques-uns d’entre eux avaient été touchés par les tireurs ennemis perchés dans les hunes, mais la plupart avaient été abattus par des éclis.
Il entendit soudain un craquement effroyable à l’arrière et, lorsqu’il se pencha par-dessus le filet, il aperçut, encore incrédule, l’Impulsif qui louvoyait comme un ivrogne dans un amas d’espars brisés, alors qu’il n’avait qu’à moitié franchi la ligne de l’ennemi. Le mât de misaine était tombé, seul le perroquet de fougue semblait encore intact. Il y avait de gros trous dans le revers de muraille et il vit tomber sous ses yeux le mât de hune, qui s’écrasa dans la fumée avant de rester accroché le long du bord et d’entraîner le bâtiment plus loin sous les canons d’un deux-ponts français. Les boulets à chaîne l’avaient quasiment démâté, il voyait un autre français qui s’approchait déjà pour balayer son arrière et lui faire subir le sort que l’Euryale avait infligé à l’espagnol.
Il se contraignit à se consacrer à son bâtiment, mais ses oreilles refusèrent de ne pas entendre cette terrible bordée. Il aperçut Pascœ qui essayait d’apercevoir quelque chose dans la fumée, les yeux écarquillés d’horreur.
— Larguez les embarcations qui sont derrière ! cria-t-il.
Le jeune homme se tourna vers lui, mais sa réponse se perdit dans le bruit d’une nouvelle série de tirs à l’avant. Il courut enfin vers l’arrière en faisant signe à quelques marins de le suivre.
Bolitho regardait le vent pousser son bâtiment vers le travers du français qui suivait. Il examinait l’arrière, en sachant très bien que son capitaine choisirait soit de combattre, soit de prendre la fuite. Dans ce dernier cas, il était condamné, comme l’Impulsif avait été avant lui. Il dut serrer les dents pour s’empêcher de prononcer à voix haute le nom de Herrick. S’il avait fait larguer les bosses des canots, il avait plutôt dans l’idée de diminuer la souffrance du jeune homme que de sauver plus qu’une poignée de rescapés.
Il cria d’une voix terrible :
— Paré sur le château ! Monsieur Meheux, à la caronade, pour celui-ci !
— Feu !
Les premières pièces à ouvrir le feu furent celles de bâbord, puis l’air se mit à vibrer au bruit, plus grave, du départ de la caronade. Des membrures, des morceaux de pavois partaient dans tous les sens de la poupe de l’ennemi, et l’artimon entier s’effondra dans la fumée, pavillon tricolore compris.
Broughton l’appelait à grands cris :
— Regardez ! Mais bon sang, regardez-moi ce gaillard !
Il trépignait d’excitation. Comme un doigt gigantesque, un boute-hors suivi d’une figure de proue étincelante émergea devant le bâtiment le plus proche.
— Le Zeus a percé la ligne ! – Keverne agitait son chapeau en l’air. Mon Dieu, mais regardez-le !
Le Zeus passa en faisant feu des deux bords, ses voiles étaient en lambeaux, ses murailles noircies et pleines de trous. De petits filets rouge vif coulaient par les dalots, comme si c’était le navire lui-même qui saignait. Bolitho savait que Rattray s’était battu durement et en payant le prix pour suivre l’exemple du vaisseau amiral.
Pour autant qu’il pouvait en juger, la bataille était générale. Les canons grondaient devant et derrière, des bâtiments se livraient à des combats singuliers de chaque côté. La ligne française était démantelée, de même que les divisions de Broughton. L’amiral français ne pouvait plus diriger quoi que ce fût, il était isolé sous le vent, aveuglé par la fumée dans une mer transformée en folie par la bataille.
— Signal général ! cria Broughton : « Formez-vous en ligne derrière et devant l’amiral ! »
Tothill fit signe qu’il avait compris et courut rejoindre ses hommes. Il n’y avait guère de chances que quelqu’un parvînt à exécuter l’ordre, mais cela montrerait aux autres que Broughton exerçait toujours son commandement.
Et puis il y avait la Tanaïs, son mât d’artimon tombé, le château transformé en tas de bois, mais dont la plupart des pièces tiraient toujours et qui continuait d’asperger l’ennemi derrière le Zeus. Des coups de mousquet lui arrachèrent son pavillon au passage.
Les tirs d’artillerie redoublèrent au milieu de la fumée, ce devait être Furneaux qui défendait sa vie au milieu de tous ces bâtiments, désemparés certes, mais qui restaient tout de même dangereux.
— Bâtiment par le travers tribord, monsieur !
Bolitho traversa le pont le plus vite qu’il put et vit un deux-ponts français, sans pavillon, les voiles pleines de trous, et qui lui fonçait dessus. Sa vitesse augmenta encore lorsqu’il envoya misaine et huniers, ce qui le fit gîter fortement.
Alors que tous les autres étaient engagés dans la bataille, son capitaine était sorti de la ligne pour essayer de reprendre l’avantage. Quand il commença à virer lentement, sa silhouette se rétrécit jusqu’à devenir minimale, en inclinaison pratiquement nulle, puis Bolitho aperçut l’Impulsif. Il avait démâté, et tellement enfoncé dans l’eau que la batterie basse était quasiment submergée. Quelques silhouettes minuscules remuaient encore sur le pont, qui avait pris une forte bande ; des hommes sautaient par-dessus bord, sans doute trop choqués par cette tuerie pour savoir encore ce qu’ils faisaient.
— Pensez-vous qu’il y aura beaucoup de survivants ? demanda Keverne, la voix étranglée.
— Non, pas beaucoup – Bolitho se tourna vers lui. C’était un beau bâtiment.
Keverne le regarda, puis retourna à la lisse, où il retrouva Pascœ :
— Il est durement atteint. Il essaie de donner le change, mais je le connais maintenant trop bien.
Pascœ se tourna vers l’arrière. Le bâtiment était en train de couler sous la fumée de son propre incendie.
— C’est son meilleur ami – il détourna les yeux. Le mien aussi.
— Ohé, du pont !
La vigie les appelait peut-être déjà depuis un bon bout de temps. Au milieu de tout ce vacarme, il était très possible que personne ne l’eût entendue. Keverne leva les yeux, l’homme criait :
— Bâtiment, monsieur ! Par l’avant, sous le vent !
Bolitho serra la poignée de son sabre à s’en écraser les jointures. A travers les enfléchures et les haubans, juste sous le vent du mât de misaine, il le vit enfin. Enveloppé dans un nnpressionnant rideau de fumée, il prenait lentement une allure gigantesque, vergues brassées serré, et arrivait sous un angle très faible sur l’Euryale.
Bolitho sentit la rage et une espèce de haine incontrôlée l’envahir. C’était le Glorieux, le bâtiment amiral, qui venait l’accueillir et lui rendre la monnaie de sa pièce après le sort qu’il venait de faire subir à ses bâtiments, après qu’eut ainsi sonné le glas de sa trop grande confiance en lui-même.
Il serrait son sabre de plus belle, aveuglé par la haine et par la perte à laquelle il venait d’assister. Il allait, avant toutes choses, servir de mémorial à Herrick.
— Paré à ouvrir le feu ! cria-t-il en pointant son sabre vers Meheux. Double charge et de la mitraille, pour faire bonne mesure !
Et voyant que Broughton l’observait sans pouvoir détacher ses yeux, il ajouta sèchement :
— Voici votre homologue qui arrive, amiral.
Il savait que ses yeux crachaient des éclairs, que Broughton s’adressait à lui, mais il ne voyait rien d’autre que le visage de Herrick, les yeux levés dans la fumée alors que son bâtiment coulait sous ses pieds.
Broughton fit volte-face et se dirigea vers le passavant tribord, ses épaulettes brillant à la lumière tamisée du soleil.
On avait l’impression que ses pieds l’entraînaient là où il ne voulait pas aller. Il se mit à marcher au-dessus des canonniers noircis par la fumée, s’arrêtant de temps en temps pour faire un signe de tête ici, souhaiter bonne chance là. Certains le regardaient passer, l’œil sombre, trop hébétés pour lui prêter attention. D’autres lui rendaient un sourire, lui faisaient signe. Un chef de pièce cracha sur la volée de son trente-deux brûlant et grommela :
— Vous faites pas de bile, sir Lucius, ce compagnon-là nous donnera la victoire !
Broughton s’arrêta, s’accrocha au filet pour se retenir. A l’arrière, au-dessus des marins et des fusiliers qui taillaient une bavette et pointaient déjà leurs mousquets, il aperçut Bolitho. Celui qui avait su en quelque sorte communiquer à ses hommes une force telle qu’ils ne pouvaient même plus faiblir, à supposer qu’ils l’eussent voulu. Et, à leur façon, ils partageaient cette force extraordinaire avec lui.
Bolitho se tenait immobile à la lisse ; il voyait le galon blanc sur sa vareuse, le sabre qu’il tenait contre lui. Il aperçut également son maître d’hôtel qui attendait un peu plus loin derrière lui, Pascœ qui le regardait, l’air désespéré.
C’est alors qu’il comprit. C’est Bolitho qui leur avait donné tout cela, qui le lui avait donné, mais il ressentait maintenant une souffrance telle que personne ne pouvait lui venir en aide.
Il sentait la colère monter. Il se dirigea vers l’arrière en criant :
— Dieu de Dieu, mais nous allons leur donner une bonne leçon à ces forbans, pas vrai, les gars ?
Et il se mit à sourire.
— Qu’en pensez-vous, monsieur Keverne ? Un nouveau trois-ponts pour la flotte !
Keverne dut s’y reprendre à deux fois pour répondre :
— Si vous voulez, amiral.
Bolitho leva la tête et se tourna vers lui :
— Merci, sir Lucius – il poussa un profond soupir, posa son sabre sur la lisse. Merci.
Lorsqu’il se retourna vers le vaisseau français, il était devenu nettement plus visible. Son esprit ne fut dès lors occupé que par une seule et unique pensée : le détruire.
Broughton observait lui aussi le deux-ponts, mais de l’autre bord.
— Il vire de bord ! – il fit de grands gestes à Bolitho. Mais regardez !
Bolitho vit le bâtiment ennemi qui roulait lourdement en s’éloignant. Il offrait tout son flanc à la bordée tribord de l’Euryale. Le capitaine avait peut-être échoué dans sa tentative initiale pour passer sur leur arrière, ou bien il avait changé d’avis et avait renoncé à passer trop près.
C’est alors que le français ouvrit le feu. Comme c’était sa première bordée depuis le début de ce combat acharné, elle était bien ajustée et, tandis qu’une épaisse fumée tourbillonnait le long de sa muraille, Bolitho sentit le pont trembler follement. L’air était rempli d’éclis, sans compter ce bruit terrible qu’ils avaient déjà entendu.
Le pont bascula davantage et, l’ouïe lui revenant lentement, il entendit Giffard qui criait :
— L’artimon ! Ces salopards l’ont eu !
Avant même d’avoir pu lever les yeux, il vit une grande ombre glisser en travers de l’arrière. Les manœuvres, les haubans tombaient, des hommes s’écrasaient en hurlant des deux bords. Puis le mât au complet avec ses huniers et ses vergues s’effondra au milieu d’eux.
Des manœuvres et des bras fouettaient de partout, balayant comme de grands serpents les équipes de pièce, les fusiliers hébétés. Dans un dernier et terrible craquement, le mât bascula par-dessus bord. De nouveaux éclairs, la fumée s’envolait au-dessus du pont et il sentit les boulets à chaîne qui tournoyaient en l’air avant de s’écraser sur la coque dans un fracas de métal.
Des silhouettes noircies passaient près de lui, il aperçut Tebbutt, le bosco, taillant à grands coups de hache, pressant ses hommes de passer le plus possible de débris par-dessus bord ; le mât et les espars, des cadavres mutilés et quelques hommes encore vivants tombés de la hune, prisonniers du fouillis et qui tentaient de se dégager avant d’être entraînés à l’arrière. Le tout agissait comme une ancre flottante et freinait le bâtiment, dans un cauchemar de fumée et d’explosions assourdissantes.
Là où, quelques secondes plus tôt, des fusiliers se tenaient alignés, il n’y avait plus qu’un hachis grotesque de corps écrasés, réduits en bouillie, des mousquets brisés et une grande mare de sang qui s’étalait rapidement. Giffard donnait déjà ses ordres, d’autres fusiliers piétinaient à l’aveugle au milieu de ce carnage et essayaient de riposter au milieu d’une fumée suffocante.
Au milieu de tout cela, Broughton essayait d’entraîner un aspirant pris de sanglots à l’abri du grand mât. Il avait perdu sa coiffure, mais sa voix était toujours aussi nette. Il cria :
— Rechargez et mettez en batterie, bon sang ! Tapez-leur dans le tas, les gars, tapez-leur dedans !
Aveuglé par la fumée, Bolitho grimpa sur un tas de poulies et de cordages et cria :
— Monsieur Partridge ! Mettez-moi du monde à la roue ! Il part au lof !
Mais le pilote n’entendait plus rien. Une chaîne de boulet l’avait coupé en deux et Bolitho eut du mal à s’empêcher de vomir en découvrant cette horreur.
Une partie de la grand-roue double avait été emportée, mais, jurant et pestant, des marins arrivèrent en titubant et se jetèrent sur les manettes.
Dans un grand tremblement, l’artimon finit par se débarrasser de ses dernières attaches et plongea dans la mer. Bolitho sentit le bâtiment répondre presque immédiatement, mais alors qu’il poussait vers l’arrière des hommes qui arrivaient en renfort, il aperçut le vaisseau amiral de l’escadre française et comprit qu’il était trop tard. Ses oreilles, son cerveau bourdonnant encore du fracas des trente-deux-livres, il essaya pourtant d’imaginer une solution de la dernière chance. Mais la traction exercée par l’artimon, l’absence de gouvernail pendant quelques instants avaient sorti l’Euryale de sa route, si bien que son boute-hors pointait maintenant droit sur le gaillard d’avant de l’ennemi. La collision était inévitable et, même si la distance avait été plus grande, les voiles étaient en trop mauvais état, trop déchirées et percées de trous pour leur donner autre chose qu’un tout petit peu d’erre.
Apercevant Keverne, il lui cria :
— On fonce à l’avant ! Repoussez l’abordage !
La coque encaissa encore quelques coups, il vit le deux-ponts français passer lentement le long de la muraille tribord. Il faisait feu de toutes ses pièces, mâts et voiles intacts.
Il se précipita près du pavois et chercha des yeux Meheux dans le désordre environnant. Des hommes criaient, il y avait de la fumée partout. A moitié nus, luisant de sueur, noircis par la poudre, ils se précipitèrent en hurlant sur les palans et remirent les gros affûts en batterie. Les chefs de pièce tirèrent sur leurs cordons et les gueules crachèrent leurs langues de feu, tandis que la fumée envahissait le bord et aveuglait ces malheureux comme pour ajouter à leurs tourments.
Mais Meheux n’avait pas besoin qu’on lui expliquât ce qu’il avait à faire. Accroupi près d’un canon, il criait des ordres à ses chefs de pièce, les yeux brillants, le visage sinistre. Une nouvelle volée de boulets passa en hurlant au-dessus du pont et un marin qui cornait avec un message tomba en se débattant, la tête emportée.
Meheux abattit son sabre et les canonniers s’accroupirent derrière les sabords comme des athlètes qui attendent le signal.
— Sur la crête ! – Meheux inspecta d’un dernier regard la longueur du pont. Feu !
Tous les canons ouvrirent le feu au même instant, Bolitho vit le grand mât et la misaine du français disparaître dans la fumée. Les batteries basses reprenaient le tir, et, handicapé par les espars à la traîne, le deux-ponts français encaissa deux bordées de mieux. Lorsque la fumée se dissipa enfin au-dessus de l’Euryale, il avait cessé le tir.
Bolitho manqua tomber lorsque le bâton de foc puis le boute-hors s’enfoncèrent dans les enfléchures du français. Après une dernière convulsion, les deux coques se trouvèrent enlacées.
Les éclairs des départs de mousquets et de pierriers perçaient çà et là la fumée, Bolitho vit le lieutenant fusilier Cox prendre la tête de ses hommes sur le gaillard pour contre-attaquer l’ennemi.
Les canons reprenaient le tir dans les batteries inférieures bâbord et, pivotant comme des mammouths, les deux vaisseaux se rapprochèrent de plus en plus pour venir bord à bord. A l’avant, les gueules des canons se touchaient presque ; Bolitho sentit les boulets ennemis s’enfoncer dans la coque. Les pièces désemparées faisaient de telle ou telle batterie basse un lieu de carnage.
Des balles de mousquet ricochaient, passaient en geignant tout autour de la dunette sans défense ; Meheux surveillait la hune du grand mât d’où les pierriers tiraient sur l’arrière de l’ennemi.
— Abattez-moi ces tireurs ! cria-t-il.
Mais le bruit était tel que les servants ne l’entendirent pas. Désespéré, il grimpa sur le passavant, mit ses mains en porte-voix pour faire une nouvelle tentative. Un fusilier, souriant de toutes ses dents comme un sauvage, l’aperçut et pointa son pierrier sur la hune de grand mât de l’autre bâtiment. Au moment où il actionnait son tire-feu, une balle atteignit Meheux en plein dans l’estomac. Le regard déjà fixe, il bascula par-dessus la lisse et son corps, sans que personne s’en aperçût, s’affala près de l’un de ses trente-deux bien-aimés.
Broughton vit les tireurs d’élite français tomber sous la volée de mitraille. Quelques-uns restaient suspendus à gigoter aux vergues, d’autres, moins chanceux, mouraient en atterrissant sur le pont.
— Nos gens ne parviennent pas à les repousser, remarqua-t-il calmement.
En regardant ce qui se passait sur le passavant bâbord, Bolitho vit leurs adversaires qui débordaient déjà le gaillard, tandis que d’autres se battaient entre les deux coques, lame contre lame, pique contre mousquet.
Çà et là, un homme tombait et se faisait écraser entre les deux énormes carènes. Parfois une silhouette se retrouvait seule sur le pont de l’ennemi et se faisait massacrer sans pitié ni même un regard.
Un officier fusilier tomba en hurlant, son baudrier blanc taché de sang ; Giffard cria :
— Cox s’est fait tuer !
Et, avec un juron, il se rua à la charge sur le passavant, puis se fondit dans la mêlée.
Les deux coques se rapprochaient toujours davantage. Dans un choc extrêmement violent, le boute-hors de l’Euryale éclata et partit en l’air, laissant le foc flotter au vent telle une grande bannière.
Des hommes arrivaient sans cesse de l’autre vaisseau, Bolitho en vit quelques-uns qui se démenaient pour progresser vers la dunette. Un jeune officier apparut comme par magie sur l’échelle, sabre en avant, et il se précipita sur le pont. Bolitho essaya de parer le coup, mais il eut le temps de voir une lueur de triomphe dans les yeux du Français lorsqu’il réussit à détourner la lame avant de pivoter sur ses talons pour lui porter le coup fatal.
Calvert poussa Bolitho de côté, très calme, et cria :
— Il est à moi, monsieur !
Sa lame balaya l’air si rapidement que Bolitho n’eut le temps de rien voir. Le Français, le visage fendu de l’œil au menton, s’écroula en hoquetant contre le fronteau. Calvert fit pivoter son poignet d’un geste habile et lui porta une dernière botte droit au cœur.
— Un amateur ! fit-il avant de redescendre parmi les attaquants, chevelure au vent.
Il trouva un autre officier, avec qui il commença à ferrailler contre l’échelle.
Keverne titubait dans la fumée, du sang coulait de son front.
— Monsieur !… – il se baissa pour éviter un coutelas et fit feu de son pistolet dans l’aine de l’homme qui alla s’écraser parmi les autres sous la force du coup – … il faut rompre !
A sa voix parfaitement audible, Bolitho comprit soudain que les canons avaient cessé de tirer. A travers les sabords grands ouverts des deux bâtiments, les hommes se battaient à la pique ou au pistolet dans un combat dément.
Bolitho prit Keverne par le bras ; son sabre se balançait au bout de sa dragonne.
— Que dites-vous ?
— Je… je n’en suis pas certain, mais…
Keverne tira Bolitho contre lui et repoussa de son sabre un homme qui se jetait sur lui en hurlant. Le marin trébucha et Bolitho vit Allday arriver en courant de l’arrière ; il brandissait son coutelas devant lui et la lame pénétra le corps avec une force telle qu’elle ressortit de l’autre côté.
Keverne hoqueta :
— Le français est en feu, monsieur !
Bolitho vit l’amiral tomber à genoux, essayer de récupérer son sabre. Impuissant, il aperçut un officier marinier français qui se précipitait sur lui, baïonnette au canon.
Une silhouette mince se mit en travers, et Bolitho s’entendit hurler :
— Adam ! Recule ![1]
Mais Pascœ resta fermement campé sur place, l’air extrêmement déterminé, alors qu’il ne possédait que son poignard.
La baïonnette plongea, mais, à la dernière seconde, une nouvelle forme sauta dans la fumée. La lame de l’homme était rouge de sang. Il para la baïonnette qui allait toucher le jeune homme en pleine poitrine. Le coup de mousquet partit, Pascœ recula, horrifié, en voyant Calvert s’effondrer à ses pieds, la figure emportée. Dans un sanglot, il frappa violemment l’officier marinier avec son poignard et le blessa assez gravement pour le contraindre à reculer. Allday acheva la besogne au couteau.
Bolitho réussit à s’arracher à ce spectacle et courut en abord. Derrière le grand mât de l’ennemi, il aperçut un panache de fumée. Des silhouettes surgissaient par le panneau, il entendit des cris d’alarme, des claquements de pompes.
Peut-être une lanterne s’était-elle décrochée dans la confusion générale ou une bourre incandescente s’était-elle infiltrée par un sabord ouvert. Mais il n’y avait pas moyen de s’y tromper, l’incendie faisait rage et il était urgent de se dégager au plus vite.
— Faites passer la consigne ! cria-t-il. A recharger la batterie basse, feu à mon ordre !
Tout autour de lui, le pont était en miettes, il y avait des cadavres étendus partout, des blessés gémissaient. L’espoir était mince, mais il n’y en avait pas d’autre. S’ils ne parvenaient pas à se dégager de l’étreinte du Glorieux, ils sombreraient tous deux dans un enfer.
— Paré, monsieur, cria un aspirant.
C’était Ashton.
— Feu !
Quelques secondes plus tard, la batterie basse ouvrit le feu dans une explosion de tonnerre. Il eut l’impression que son bâtiment allait s’ouvrir en deux. Dans la fumée, des débris volaient en l’air très haut par-dessus les filets. Bolitho vit l’autre bâtiment partir en biais sous le coup de la bordée.
Les voiles du vaisseau amiral français tiraient toujours et vibraient dans le vent. Il s’écarta un peu avant de revenir sur l’avant de l’Euryale. Une fumée épaisse s’échappait du grand panneau, Bolitho fut pris d’un tremblement incontrôlable. Une flamme qui faisait comme un dard fourchu s’échappa par-dessus l’hiloire.
Toute résistance avait cessé sur le pont de l’Euryale et les assaillants français, abandonnés là par leur bâtiment, regardaient en silence, mains en l’air, le Glorieux qui continuait de s’éloigner.
— Ils sont finis ! dit Broughton d’une voix rauque.
Il n’y avait ni fierté ni satisfaction dans sa voix. Tout comme les autres, il semblait totalement anéanti par la sauvagerie de la bataille.
Tothill passa la tête par-dessus la lisse :
— Signal du Zeus, monsieur.
Lorsque Bolitho baissa la tête pour le voir, il aperçut un aspirant qui souriait de toutes ses dents et pleurait en même temps, les larmes traçant des sillons sur son visage.
— Oui, monsieur Tothill ? lui demanda-t-il tranquillement.
— Deux bâtiments ennemis se sont rendus, monsieur. Un autre a coulé, et les derniers ont rompu le combat.
Bolitho poussa un soupir et observa en silence, mais avec soulagement, le vaisseau amiral qui s’éloignait lentement sous le vent. La fumée commençait à se dissiper, mais comme à contrecœur. Il vit enfin les autres bâtiments éparpillés sur la mer, endommagés et noircis par le combat. Il n’y avait pas trace de l’Impulsif. La Sans-Repos, arrivée pendant la bataille sans que personne l’eût aperçue, dérivait lentement au milieu des embarcations qu’elle avait mises à l’eau pour rechercher des survivants.
Bolitho ressentit soudain une bouffée de chaleur sur son cou et, lorsqu’il se retourna, il vit les voiles et le gréement du trois-ponts français flamber comme des torches. Les sabords inférieurs rougeoyaient et, avant que quiconque eût le temps d’ouvrir la bouche, l’air s’embrasa dans une énorme explosion.
La fumée entourait le lieu du désastre. Elle se transforma en vapeur au fur et à mesure que la mer pénétrait dans la coque démembrée. L’eau l’entraîna bientôt dans un gargouillis de bulles en faisant des bruits épouvantables. Les canons s’arrachaient à leurs palans, les hommes pris au piège dans l’obscurité couraient comme des fous avant de se faire dévorer par la mer ou par le feu.
Lorsque la fumée se dissipa enfin, il ne restait plus qu’un grand tourbillon qui tournait lentement, du bois d’épave et des restes humains qui se rejoignaient dans une danse macabre. Puis il n’y eut plus rien.
Broughton s’éclaircit la gorge :
— C’est une victoire – il regardait les blessés que l’on descendait en bas, puis se tourna vers Calvert. Mais la note est lourde.
— Nous allons entreprendre les réparations, amiral, dit Bolitho d’un ton las. Le vent a légèrement molli…
Il se tut, se frotta les yeux, essayant de réfléchir.
— Le Valeureux semble en mauvais état, je pense que la Tanaïs pourrait le prendre à la remorque.
Il entendit des cris de joie au loin et vit les hommes rassemblés sur le gaillard ravagé du Zeus hurler, faire de grands gestes en passant. Ils pouvaient bien pousser des hourras après tout ce qu’ils venaient de vivre. Des hommes de son propre équipage, un peu partout dans les enfléchures, leur retournèrent leurs vivats.
— Avec des hommes comme ceux-ci, sir Lucius, vous n’avez pas de crainte à avoir.
Mais Broughton ne l’avait pas entendu. Il était en train de se débarrasser de son superbe sabre et, après une brève hésitation, il le tendit à Pascœ.
— Prenez-le. Au moment où j’en ai eu besoin, je l’ai laissé m’échapper – et il ajouta d’un ton bourru : Un simple petit aspirant qui vient à bout de l’ennemi avec un poignard mérite de le posséder ! Et, en outre, continua-t-il en voyant son air étonné, un enseigne doit faire bonne figure, non ?
Pascœ prit le sabre, le retourna entre ses mains. Puis il fit face à Bolitho. Mais son oncle se tenait raide à la lisse, les doigts si serrés qu’ils en étaient livides.
— Monsieur ?
Il se précipita vers lui, soudain inquiet : et s’il avait reçu une nouvelle blessure ?
— Monsieur, regardez !
Bolitho lâcha la lisse et passa son bras autour des épaules du jeune homme. Il était fatigué à en mourir, sa blessure le faisait souffrir comme une brûlure au fer rouge, mais qui aurait duré un peu plus longtemps.
— Adam, lui dit-il très lentement, raconte-moi.
Il essayait d’avaler, il osait à peine parler.
— Ce canot, là-bas.
Pascœ le regarda, puis tourna la tête, en bas, tout près. Une chaloupe se dirigeait vers la muraille blessée de l’Euryale, remplie jusqu’au plat-bord d’hommes trempés, épuisés.
— Oui mon oncle, répondit-il enfin d’une voix hésitante, je le vois, moi aussi.
Bolitho lui serra plus violemment l’épaule, les yeux rivés sur la silhouette incertaine de l’embarcation qui tossait le long du bord. Il vit Herrick qui le regardait, près du patron. Son visage était défait, mais il souriait en tenant un fusilier blessé contre lui.
Keverne arrivait à grands pas. Il avait une question au bord des lèvres, mais s’arrêta en entendant Broughton qui criait :
— Si vous devez vous charger de l’Aurige, monsieur Keverne, je vous serais obligé de vouloir bien prendre le commandement ici en attendant que votre transfert soit possible.
Il se tourna vers Bolitho qui avait toujours le bras autour des épaules du jeune homme.
— Je crois que mon capitaine de pavillon en a fait assez – il vit Allday qui se ruait à la coupée. Assez pour nous tous.